Le pouvoir des mots, du pire au meilleur

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Déclaration du droit de l’homme : chacun a droit aux moyens de l’apaisement des échanges pour faire son intelligence. Dans cette optique, Beta-Oblique présente une réflexion sur les mots.

Entre sûreté et sécurité, des spécialistes ont attribué une différence et insistent lors de cours sur celle-ci. (Il en est de même pour les mots menace et risque. A les en croire, on ne devrait alors plus avoir le droit de dire qu’un orage menace.) Il faut noter que chacun n’a pas les mêmes définitions. Pourtant, le dictionnaire dit que les deux mots sont synonymes. On peut penser que cette distinction, qui vient du bas plutôt que du haut, est légitimée par le besoin. Mais on peut aussi penser que le noir est devenu la couleur d’habits des agents de sécurité (comme le blanc pour les agents de la santé, etc.) par besoin de se distinguer. Si c’est le cas, il faut justement poser cette question de sûreté où le besoin d’exister plus menace le compréhensible.

On explique que l’environnement décide d’une culture et d’un vocabulaire afférent. Des peuples de la neige ou du sable ont donc plus de mots pour ces choses que des peuples qui ne sont pas dans de tels milieux parce que les différents états que ces éléments peuvent prendre affectent leur vie. Or, ce sont des mots spécifiques qui n’ont pas nécessairement de racine commune à l’élément considéré. Le Français distingue l’ail et l’oignon, appelés ail noir et ail blanc chez le Serbe. De fait, ces légumes sont de même famille. La distinction, certes, mais annihiler les racines ?

Les unités de mesure, souvent des noms de famille pour honorer des chercheurs, masquent ce qu’elles représentent. On en change de surcroît à loisir. Rad, Sievert, Gray, Mache, Becquerel, Rutherford, Coulomb, Röntgen, Curie, Rem… Ces différences visent à changer de référence, mais beaucoup sont obsolètes sans doute par effet de mode qui doit encore se traduire par l’influence d’un modiste sur les autres. Mais prenons la mesure du temps : c’est, à l’origine, un repère issu de la symétrie. Un astre tourne jusqu’à reprendre une position spécifique. Cet intervalle donne une longueur, temporelle. La vitesse est ainsi un rapport entre une longueur temporelle (donc toujours liée à la spatialité) et une longueur spatiale, et, même, un rapport de rapports. Mais, pour plus de précision, on a préféré la cadence d’émissions de sources radioactives. Comment savoir leur régularité, sinon par le principe empirique de calcul issu des géodésiques ? Bref, à chaque précision supplémentaire, on sacrifie l’objet, on le perd de vue. Le mètre est ainsi devenu la longueur du trajet parcouru par la lumière dans le vide pendant 299 792 458e de seconde.

Le grammairien a à voir avec le chimiste ou le biologiste. L’information reçue par des cellules nerveuses est transformée par la spécialisation spatiale de celles-ci, un peu comme un arbre est constitué d’un tronc ramifié en racines et radicelles à une extrémité, et en branches et feuilles à l’autre, avec des noeuds les reliant, et tout ceci favorise le va-et-vient d’eau avec des transformations à la clé. Pour le neurologue, ce sera l’axone, les dendrites… et puis, des synonymes plus ou moins parlants, comme les voies moteur ou efférente, et les voies sensitives ou afférentes… Le linguiste appelle morphème l’unité minimale de sens qui, assemblés, constituent les lemmes… Le philosophe est un autre modiste qui invente des systèmes et des mots-systèmes, lesquels influencent d’autres disciplines. Le structuralisme par exemple chez le linguiste. La question de la responsabilité de l’invention des mots se pose. Un chercheur devrait passer le nommage de ses inventions par un crible, lequel devrait être construit pour remplir une fonction que je suis en train de définir, autrement dit un besoin.

Un mot pour toute chose a-t-il un sens ? L’anglais a plus de mots que le français (par exemple pour exprimer l’idée de crier). Mais le français compense cette apparente imprécision par une approche poétique. Il va dire : crier comme un enfant qui a perdu sa mère, crier à tue-tête, etc. Il fait appelle à l’image, la scène connue de tous, presque mythologique, pour faire ressentir l’idée. Mais un mot synthétique, qui n’a presque pas de racine, comment retrouver son sens si l’on a quitté la fonction qui fait son emploi ? Le temps qu’on semble gagner à remplacer une idée par un mot ou un signe (le jeu de la mathématique), on le perd non seulement par la fragilité de légitimité (des mots techniques) qui explique les modes, ces ressacs qui apportent plus de confusion que de clarté ; mais encore par les efforts mis à coller un mot à une idée, car il y faut du temps pour obtenir une adhésion naturelle.

Si la langue est le terreau de l’intelligence humaine, sa chimie devrait être contrôlée. Si un certain enrichissement va à un petit groupe et brûle les racines de la plupart ; si un appauvrissement favorise une friche ; si, en définitive, on laisse aller sans comprendre les mécanismes d’une chose qui ne dépend que de l’intelligence qu’on en a ; alors on passe à côté du destin de l’homme. Je pense que la poétique n’est pas rimailler ; elle est de construire et nommer des idées, c’est-à-dire les rendre à l’existence. Le jargon n’est pas loin de la langue étrangère. Pour utile qu’il soit d’en connaître, cette utilité devrait être de servir à développer notre flore cérébrale : synapses, axones, neurones…

Le tâtonnement plus ou moins anarchique est normal. Il est sans doute temps de commencer à rassembler les matières disséquées et leur voir des analogies. C’est par l’analogie que l’intelligence se fait, et, même, rend compte d’elle-même. Les Anciens usaient de cela, avec les limites des découvertes d’alors. Pour découvrir encore, il faut motiver. Ce n’est pas en cloisonnant par l’obscurité jargonneuse ou en offrant un travail de contrôleur pointilleux qu’on suscitera des vocations. C’est en soulevant les horizons, en les joignant. Pour cela, la (vraie) poétique, celle produite par l’échange entre spécialistes de matières différentes sous l’oreille de lettrés. Voici à quoi devrait désormais servir l’Académie. Or, face à l’ampleur, et sans doute à l’urgence, de la tâche, cette poétique, cette mission, pourrait s’adosser à la machine intelligente qui sait parfaitement associer. Il ne resterait plus qu’à choisir, selon le goût. On peut penser retrouver quelque peu l’usage de dénominations périphrastiques du français dont les racines remontent aux techniques préhistoriques des prêtres poètes indoeuropéens.